mercredi 22 septembre 2010

Au Bonheur des Dames, d’Émile Zola; la femme consommée

Une suite à mon texte sur la femme et le langage, je vous offre un exemple de texte proprement masculin.

  
Je voudrais me pencher maintenant sur un roman du 19e siècle qui porte en lui toutes les marques de ce langage qui est devenu un carcan duquel la femme a du mal à faire sortir son image.  Au Bonheur des Dames d’Émile Zola est un superbe roman élevé à la gloire commerciale de l’homme et à sa possession de la femme parfaite à ses yeux.  Ce roman porte dans sa langue tant de marques dénominatives de la femme, qu’il est la parfaite illustration de la prise de pouvoir de l’homme sur la femme à travers le langage.
            Mouret, le protagoniste masculin bâtit son empire commercial en misant sur les désirs de la femme.  Mais ces désirs d’étoffe et de mode, sont-ils réellement ceux de la femme ou ne sont-ils pas plutôt le reflet des demandes de l’homme?  La mode est la manière dont on apprend aux femmes à être séduisantes, donc, à se présenter comme une marchandise.  Le roman de Zola est truffé d’exemples de phrases et d’expressions qui démontrent cette utilisation du langage qui veut réduire la femme à un objet ou à un bien de consommation.  Je voudrai d’abord inclure ici un extrait qui, d’après moi, est une métaphore du pouvoir masculin sur la femme, pouvoir qui se répand dans les sphères extérieures au monde commercial :
«Et si chez eux, la femme était reine, adulée et flattée dans ses faiblesses, entourée de prévenances, elle y régnait en reine amoureuse, dont les sujets trafiquent, et qui paye d’une goutte de son sang chacun de ses caprices. Sous la grâce même de sa galanterie, Mouret laissait ainsi passer la brutalité d’un juif vendant de la femme à la livre : il  lui élevait un temple, la faisait encenser par une légion de commis, créait le rite d’un culte nouveau; il ne pensait qu’à elle, cherchait sans relâche à imaginer des séductions plus grandes; et, derrière elle, quand il lui avait vidé la poche et détraqué les nerfs, il était plein du secret mépris de l’homme auquel une maîtresse vient de faire la bêtise de se donner.[1]»

L’auteur traduit dans ces lignes la manipulation exercée sur la femme, une manipulation qui consiste d’abord à créer des besoins puis à donner l’illusion qu’ils sont comblés tout en continuant de créer d’autres besoins pour la rendre soumise à ceux-ci.  Bien sûr, ce mécanisme s’est répandu jusqu’à ce que le genre n’ait plus d’importance dans la société de consommation, mais il semble y avoir eu depuis longtemps ce culte de la beauté qui fait perdre à la femme la rationalité qui consisterait à se définir autrement que par sa séduction.  Dans cet extrait, il y a aussi la manière dont on écrit pour parler d’une femme qui accepte de faire l’amour, qu’elle «se donne». On méprise la femme qui donne son corps. Elle ne devrait pas avoir le choix, ce ne devrait pas être à elle de choisir. On la méprise de disposer de son corps comme un homme le ferait, car la femme ne s’appartient pas.  Elle ne fait pas l’amour, elle «se donne», elle est donc à prendre, elle doit être donnée (habituellement par sa famille), mais il s’agit d’un don qui n’attend pas de retour de celle qui est donnée.
            Zola utilise ainsi diverses expressions qui nous font comprendre quel est le statut de la femme à cette époque, statut qui n’a pas beaucoup évolué depuis.  La femme est objet et, non seulement est elle consommée, mais elle est aussi le biais par lequel on consomme et on s’enrichi.  Dès les premières pages du roman, on déduit ce que la femme va représenter.  Lorsque Denise, la protagoniste féminine, regarde la vitrine du magasin, elle voit «ces belles femmes à vendre, et qui portaient des prix en gros chiffres, à la place des têtes.[2]»  Il est facile d’en induire, surtout lorsque, juxtaposé à cette phrase, il y a la réaction de Jean qui est «rose de plaisir[3]» à cette vue, que la femme n’est rien de plus que ce qu’elle porte.  Jean ne pense pas à la femme, il pense à la femme qui porte ces vêtements.  La femme n’est qu’apparence, l’homme ne veut que cela d’elle. 
            En analysant le langage utilisé par Zola, on remarque que tout semble lié à l’oral.  Mouret qualifie les femmes de «délicieuse» et de «bête comme une oie[4]» qualificatifs liés à la nourriture, liés à la consommation.  Ces mots renvoient à l’idée de prendre sans donner, se nourrir.  Le même thème apparaît dans les pensées d’autres hommes comme le drapier «dédaigneux de ces fables de nourrices[5]». Cette expression : «fables de nourrices» nous fait réfléchir sur le peu de valeur qu’on accorde aux paroles des femmes, sur le peu de valeur que peut avoir aussi le travail d’une nourrice, senti ici comme méprisable.  Pourtant, la nourrice donne de son propre corps, comme le fait remarquer Hélène Rouch, elle donne à manger d’elle-même.  Encore une fois, son don de soi est regardé de haut, jugé obligatoire, jugé sans conséquence.  Le thème de la femme comme nourriture toujours disposée à être consommée, sans aucune attente, devient de nouveau évident.  Les hommes, de leur côté, ont un «appétit furieux, mangeant tout, dévorant le monde, même sans faim[6]». C’est ce que doit être l’homme, l’homme ambitieux, celui qui réussit.  Encore une fois, le vocabulaire est lié à l’oral et à la nourriture, mais cette fois, l’homme est celui qui doit absorber, il n’est pas celui qui est mangé.
           
Une autre expression très révélatrice : «le sexe» comme dans : «on eût dit qu’il enveloppait tout le sexe de la même caresse, pour mieux l’étourdir et le garder à sa merci.[7]»  On nomme ainsi le genre féminin, réduit à son sexe et à sa fonction d’objet de plaisir et de procréation. À mes yeux, on peut difficilement imaginer une façon plus méprisante de désigner les femmes. En utilisant ce langage réducteur et imagé qui rend l’identification de la femme à ces stéréotypes quasi impossible à éviter, le genre masculin a bien réussi à cantonner la femme à l’intérieur de mots sinon assassins du moins aliénants comme une cage. 


[1] ZOLA, Emile, Au Bonheur des Dames, Paris, Bookking International, coll. Maxi-Poche/Classiques Français, 1994. p.85
[2] ZOLA, Emile, Au Bonheur des Dames, Paris, Bookking International, coll. Maxi-Poche/Classiques Français, 1994. p.13
[3] Ibidem.,p.13
[4] Ibidem., p.40.
[5] Ibidem., p.29
[6] Iidem, p.55
[7] ZOLA, Emile, Au Bonheur des Dames, Paris, Bookking International, coll. Maxi-Poche/Classiques Français, 1994. p..40

1 commentaire:

Anis a dit…

C'est amusant, je suis dans une démarche qui a des points communs avec la vôtre.