lundi 19 avril 2010

Un peu de littérature japonaise

Je me propose aujourd'hui de vous donner envie de lire un peu de littérature nipponne. J'apprécie énormément l'imaginaire japonnais, films, animés et romans me fascinent. J'ai découvert Kirino Natsuo lors de ma dernière session universitaire. Elle m'a beaucoup frappée par sa force et la force de son écriture. Femme japonaise, elle donne une voix à toutes ces femmes qui doivent se taire et endurer une vie où elle sont reléguées à un sous-rôle (pardonnez mes néologismes de paresseuse) dans la société.

Je vais simplement mettre en ligne un de mes travaux qui porte sur son roman Monstrueux. J'espère que vous apprécierez.


Née en 1951, Kirino Natsuo (pseudonyme de Mariko Hashioka[1]) est une écrivaine reconnue et récipiendaire de plusieurs prix littéraire. Ayant déjà une carrière littéraire établie au Japon avec la publication de 13 romans policiers en plus de nouvelles, elle commence à se faire connaître en Occident avec Out, son premier roman a être traduit en anglais en 2004 puis en français. Cette année voit son roman Gurotesku traduit en français sous le titre Monstrueux, roman qui lui a valu le Izumi Kyoka Literary Award en 2003. Kirino Natsuo est reconnue pour son écriture engagée, s’intéressant surtout à la condition des femmes dans le Japon contemporain, son écriture est porteuse d’une critique sévère sur la position marginalisée et chosifiée de la femme. Dans Monstrueux, ce n’est pas seulement la condition féminine qui est mise en cause mais la condition des étudiants poussés à bout à force de l’obligation d’excellence qu’ils doivent affronter tous les jours. Ce qui ressort de ce roman de Kirino, c’est effectivement la monstruosité, une monstruosité qui naît de l’hybride et de l’ambigu. Je tenterai de démontrer comment l’hybridité générique du texte de Kirino devient le miroir de son contenu. Sa forme est hybride comme le sont chacun de ses personnages. Il y a dans les évènements, dans la société dépeinte et dans la psychologie des personnages, une ambiguïté monstrueuse qu’on pourrait presque qualifier d’abjecte. Kirino est reconnue pour la noirceur de ses histoires, ici, elle réussi encore à faire plonger le lecteur dans un monde où l’innocence n’existe pas, où les pulsions les plus refoulées sont mises à jour et vécues ouvertement.

Hybridité générique

Il serait difficile de classer le roman de Kirino dans une catégorie précise du roman policier. Ses récits se situent à la limite du roman de la série noire et du roman à suspense. Si on prend l’exemple de Out ou de Monstrueux (Gurotesku), qui sont deux romans où la détective Miro, qui est souvent la protagoniste des fictions de Kirino, est absente, on s’aperçoit que l’auteure subvertie les règles du genre policier.

En admettant la définition générale suivante pour ce qui est de la sous-catégorie du roman noir :

«De fait, le roman noir –contrairement au roman à énigme– peut actualiser conjointement (ou non) récit du crime et récit de l’enquête, voire même supprimer le second et se centrer, par exemple, sur le meurtrier et son histoire. Le crime peut se commettre à tout moment, se préparer ou se répéter. […]De surcroît, l’affrontement physique est essentiel, les personnages risquent leur vie et l’univers référentiel est important et fonctionnel.»( Reuter, 2007, p.55.)

On se rend compte que le récit qu’a créé Kirino ne correspond pas aux attentes générées par une telle description. Si on veut classer Monstrueux dans le sous-genre roman noir, on fait face au problème suivant : la narratrice n’est ni détective, ni meurtrière, en fait, elle n’est liée au meurtres que par les liens du sang et par ceux du hasard. Le crime a déjà eu lieu, le meurtrier est déjà arrêté. La narratrice, autrement connue seulement par son nom de famille, Hirata, ou comme « la sœur de Yuriko», utilise le récit de l’assassinat de sa sœur Yuriko et de son ancienne camarade de classe Kazue comme prétexte pour se raconter.

La noirceur des pensées de la narratrice, noirceur générée par l’environnement tordu dans lequel elle évolue, est cependant représentative des histoires qu’on retrouve dans le roman noir classique (tel ceux de Chandler, Hammet et autres). Le cynisme et l’amertume de Hirata la font ressembler aux détectives du hard-boiled et l’univers de la prostitution, univers dans lequel le lecteur se trouve plongé pendant une bonne partie du récit, est une réminiscence des ces milieux interlopes où se déroulent les enquêtes du roman noir. Cependant, la narratrice de Kirino ne mène pas d’enquête.

«Le roman noir est sensible à la spécificité des lieux et à l’originalité des êtres qui les peuplent. L’énorme quantité de données concrètes qu’il a su réunir en font aujourd’hui une source d’information précieuse sur la civilisation urbaine dans son ensemble et sur certains aspects de la vie rurale dans les pays industrialisés au XXème siècle. Cautionné par cette dimension sociologique, il peut se permettre de négliger l’axe de l’investigation.»(André Vanoncini, 2002, p.63)

Dans ce cas-ci, c’est plutôt l’enquête qui mène la narratrice, si enquête il y a vraiment. Elle est plutôt entraînée malgré elle dans un tourbillon d’évènements desquels elle est la spectatrice et au terme desquels elle éprouve le besoin de se confesser. Elle écrit : « [J]e suis seule au monde. Je crois avoir besoin de quelqu’un à qui parler, ou peut-être ai-je plus simplement besoin de me remémorer cette drôle d’histoire.» (Kirino, 2008, p.17) Sa confession place le lecteur dans une position inconfortable, il n’est jamais certain que ce que lui raconte la narratrice soit tout à fait digne de confiance. Cette dernière est dure et cruelle, elle ne blesse personne physiquement mais elle commet des gestes méchant, elle torture sa sœur et sa compagne de classe Kazue. Elle s’incrimine parfois par sa propre narration. «On pourrait sans doute dire que j’ai servi d’intermédiaire entre Kazue et Yuriko, que j’ai, disons, contribué à leur longue accointance et donc, à terme, à sa mort.»(Kirino, 2008, p.16) Ainsi, s’insinue aussi l’ambiguïté dans le personnage et dans la narration.

La narration étant faite à la première personne, le lecteur est confrontée d’abord à un seul point de vue, la réalité semble biaisée puisqu’elle nous est racontée par l’intermédiaire d’une narratrice à la personnalité gangrenée par la jalousie et l’impression d’avoir à lutter seule toute sa vie. De cette narration à la première personne jaillie aussi un certain suspense. Le récit est longtemps construit de manière à ce que le lecteur se demande effectivement si la narratrice n’est pas elle-même la prochaine victime d’un tueur en série ayant jeté son dévolu sur d’anciennes lycéennes, ou alors, si la narratrice n’est pas elle-même impliquée dans les meurtres. Pourtant, la «tension fondamentale» faisant partie intégrante du roman à suspense et qui vient du fait que le procédé de ce type de roman joue «ainsi fondamentalement sur les émotions du lecteur »(Reuter, 2007, p.75), n’est pas présente dans ce roman. Cette tension, «en partie liée à l’inconscient, elle seraient poussée au paroxysme grâce à l’indentification à la victime sympathique»(Reuter, 2007, p. 75). Mais aucune des victimes ne peut être considérée comme étant sympathiques. En fait, il est pratiquement impossible pour le lecteur de s’identifier ou de s’attacher à un des personnages, ils ont tous quelque chose de monstrueux.

Sur l’ambiguïté qui entoure le personnage de la narratrice, Kirino révèle que l’absence de nom est là pour renforcer cette impression de flou, pour éviter de la caractériser, de la spécifier, pour garder « a kind of hidden side to her personality.[2]» Dans la forme du roman, il y a aussi une référence à un incontournable icône du cinéma japonais, Akira Kurosawa, plus précisément à son chef-d’œuvre Rashomon (1950). Dans une entrevue donnée à L.A Weekly, Kirino y fait explicitement référence, en parlant de Gurotesku : «There’s this constant issue of the narrator’s ambiguity and the question of whether or not she’s actually reliable. It’s like Rashomon: Can the information she gives be trusted?[3]» Il y a pourtant plus que cela dans Gurotesku qui nous rappelle Rashomon. Malgré l’unité narrative créée par le fait que Hirata (j’emploierai ci-après Hirata pour désigner la narratrice) soit celle qui rapporte l’histoire, le roman est malgré tout fragmenté. Kirino crée une sorte de collage en intégrant au récit englobant des documents ayant été écrits par les différents personnages principaux du récit. Hirata nous donne ainsi à lire des fragments du journal intime de Yuriko, de celui de Kazue, la déposition de Zhang (l’assasin) et des lettres du professeur Kijima. Ces différents documents narrés à la première personne permettent au lecteur de bénéficier de divers points de vue sur les évènements. Chacun à leur tour, les victimes, l’assassin et les observateurs donnent à voir une subjectivité particulière, un regard singulier sur les mêmes évènements, il s’agit du même procédé narratif associé dorénavant à Kurosawa.

Une particularité intéressante concerne une des caractéristiques de la narration de Rashomon qu’on retrouve aussi dans Montrueux, la manière dont les personnages s’adresse au lecteur/spectateur en répondant à des questions venant d’un lieu extérieur à la narration, c'est-à-dire des questions qu’ils semblent entendre d’une instance extérieure au cadre : «Maman n’était pas intelligente; en réalité, c’était une perdante-née. Comment? Vous me trouvez trop dure avec elle?» (Kirino, 2008, p.13) Cette particularité surtout présente dans le récit de Hirata et dans celui de Zhang, le criminel, rapproche dangereusement ces deux personnages et renforce encore l’impression d’ambiguïté qui se dégage des confessions de la narratrice. Son récit est truffé de ce genre de question qu’elle semble attribuer au lecteur, mais le lecteur ne peut jamais être certain qu’elle soit effectivement en train de s’adresser à lui et non à un enquêteur de la police venu continuer une enquête sur les deux morts annoncées dès le premier chapitre. Le récit de Zhang contient exactement la même forme de phrases : « Il y avait trois hommes dans les toilettes. Qu’est-ce qu’ils étaient en train de faire? Aucune idée.» (Kirino, p.324) Mis en parallèle, l’impression d’étrangeté et de malaise que donne le récit de Hirata est renforcée tant elle ressemble maintenant à une confession en cours. On s’attend à ce que la fin du roman nous dévoile qu’elle était en fait la complice de Zhang ou qu’elle ait commis un autre meurtre que ceux dont il a été question jusque là. En fait, Zhang n’avouera jamais le meurtre de Kazue et, quoique de très fortes présomptions pèsent sur sa culpabilité, il nie si fort qu’on n’a d’autre choix que de garder un certain doute après le dernier mot du roman.

Ce type d’adresse au lecteur est aussi insérée dans le journal de Yuriko : «[…]la prostitution! Je ris toute seule et me regarde dans la glace. Si vous en être capables, ne vous gênez surtout pas.» (Kirino, p.169) Mais dans le cas de Yuriko, on ne sent pas l’impression d’être témoins d’un interrogatoire. Dans le cas de Yuriko et dans celui de Kazue dont le journal nous est livré vers la fin du roman, les adresses au lecteur s’apparentent davantage aux monologues dialogiques des textes de Dostoïevski. Elles sont une volonté de provoquer l’interlocuteur, de le choquer avec des propos et des confessions de pensées qu’on veut habituellement cacher. Cependant, ils donnent l’impression étrange d’avoir été écrit dans l’intention délibérée qu’on les lise, non comme des moyens de prendre du recul et de réfléchir mais comment des vengeances à l’encontre de ceux, probablement des proches, qui les liraient un jour. Ils révèlent la nature psychique des deux victimes, nature qui se révèle être très fragile, qui semble se balancer entre la raison et la folie, entre le monde réel et un monde imaginaire, parallèle, accessible à elles seules, chacune à leur manière.

Hybridité, Monstruosité des personnages

Le premier chapitre du roman nous livre déjà tout le sujet du livre, la nature hybride du genre humain, sa nature ambiguë parce que fruit d’un croisement entre deux êtres. On peut opposer à cela le fait qu’on ne parle d’hybridité que lorsque le croisement est produit de deux espèces distinctes, mais la narratrice de Kirino jongle avec le fait que l’enfant est un produit du hasard plus que de l’amour, et que homme et femme sont peut-être de la même espèce mais ils restent pourtant étrangement distincts. L’apparence de l’enfant est toujours inattendue. La narratrice assimile ses propres élucubrations sur ses enfants imaginaires aux dessins de livres d’histoire naturelle représentant des créatures effrayantes tant elles sont autres.

«L’Hallucigenia rampe sur le fond sédimenteux de l’océan, le dos hérissé d’épines si nombreuses qu’on pourrait la confondre avec une brosse à cheveux; il y a aussi l’Opabinia avec ses cinq yeux – elle s’enroule et se contorsionne au pied des rochers et d’à-pics escarpés. L’Anomalocaris, avec ses membres antérieurs en forme de crochets, rôde, elle, dans l’oscurité des grands fonds, en quête de proies. Le diagramme de mes fantasmes ressemble fort à cela. Il montre des enfants qui s’ébattent dans l’eau– des enfants étranges conçus dans mes unions fantômes avec les hommes.» (Kirino, p.10)

Hirata voit le monde comme un endroit de mélanges et de croissements entre deux éléments distincts qui ne devraient pas toujours se mélanger. Le fait qu’elle et Yuriko soient métissées ajoute une surenchère de questionnements sur l’origine, sur l’intérieur des êtres. Hirata vit tous les jours le complexe d’être si différente. Différente des japonaises, de sa mère, de son père mais surtout de sa sœur. Sa sœur à la «beauté monstrueuse» (Kirino, p.78).

La question de la ressemblance est centrale dans le roman. C’est par cette interrogation que la narratrice cherche à se définir, à comprendre d’où elle origine. À son grand-père, elle demande à qui ressemble sa mère qui ne ressemble à personne. Sa réflexion sur la ressemblance paraît débuter au moment où elle est en vacances de Noël avec sa famille et qu’une dame dit à sa mère : «ça doit vous faire tout drôle d’avoir une fille qui ne vous ressemble pas du tout.» (Kirino, p.28) La narratrice reconnaît une expression de choc chez sa mère, celle-ci aussi se demande comment elle a pu mettre au monde une enfant aussi belle et différente qu’elle. Dans cette impossibilité de trouver chez l’Autre une similitude à soi, émerge la peur, le dégoût et le monstrueux. C’est ici qu’est un peu plus compréhensible le fait que la beauté puisse s’avérer monstrueuse. Il s’agit du moment où l’Autre ne peut en aucune façon nous ressembler, le moment où l’Autre devient quelque chose qui nous absorbe par son indépendance peut-être, par sa capacité à n’être pas rattaché au mêmes règles que soi. C’est le cas de Yuriko, elle est si belle que toutes les règles sont tordues pour elle, rien ne s’applique à elle comme aux autres. Elle semble si éloigner par sa beauté que sa personnalité même devient monstrueuse dans son incapacité à créer des liens avec ceux qui l’entourent. Yuriko est un satellite dont la puissance d’attraction bouleverse tout ce qui l’approche. Ainsi peut on maintenant parler d’abjection dans ce cas. «It is thus not lack of cleanliness or health that causes abjection but what disturbs identity, system, order. What does not respect borders, positions, rules. The in-between, the ambiguous, the composite.[4]» Cette définition de l’abjection convient non seulement à la beauté surnaturelle de Yuriko mais aussi à l’aveuglement de Kazue qui devient abjecte aussi aux yeux du lecteur, abjecte parce que incapable de reconnaître sa propre nature, abjecte parce que ambiguë dans sa position entre vie et mort, entre vivante et cadavre. La maigreur de Kazue est comme un contre point à la beauté lascive et pulpeuse de Yuriko. Elles sont elles-mêmes comme la vie et la mort. Mais pire encore est la narratrice qui est absence de désir. Pire encore que la mort, elle est le néant.

Yuriko devient en fait le bouc émissaire de la narratrice. Yuriko par sa beauté fantastique mêlée à son incapacité à aimer devient le point névralgique d’où naissent les quêtes identitaires de plusieurs des personnages importants du récit selon ce que raconte Hirata. Il suffit seulement de la présence de Yuriko pour que chacun se voit incapable de contenir ses pulsions les plus primitives, les plus abjectes justement. «Depuis que Yuriko est revenue, tout le monde s’est transformé en obsédé sexuel. C’est vraiment dégoutant.» (Kirino, p.278) En fait, la présence de Yuriko est une excuse que se donne chacun, pas seulement la narratrice. La présence d’un Autre si autre qu’il en devient monstrueux permet à chacun d’ouvrir la voie à ses désirs les plus refoulés car cet autre monstrueux devient celui sur qui retombera la faute :

«The pristine human body is contaminated by a clearly definable alien other, and in this hybrid construction comes absolution from the guilt of our own inherent monstrosity. The monstrous is no longer something without form or reason, category or explanation. It is a terrifying, but nonetheless accountable, instance of an other’s invasion of our corporeal integrity.»(Gill Plain, p.2)

Dans le cas de Montrueux, la peur d’être absorbé par un «autre» se traduit par la peur d’être anéantie par une beauté surhumaine, la peur d’être englouti par cette femme à l’appétit sexuel sans bornes, au corps invitant et accueillant mais qui semble anéantir tout ce qui se trouve sur son passage; famille (la sienne et celle de son amant Johnson), l’amour (parce que personne ne réussi à l’aimer et elle ne réussit à aimer personne. On la désire mais elle est trop effrayante pour qu’on l’aime. Elle désire mais elle est trop seule pour aimer), et la vie (la mort corporelle de sa mère, celle aussi de Kazue qui l’admirait horriblement, celle symbolique de sa grande sœur qui n’a jamais vécue que dans son ombre).

Il y a aussi le corps monstrueux de la société qui est un corps qui dévore. Ce corps social s’empare de la psyché des japonais en créant des standards de réussite sociale quasi inatteignables. Le monde scolaire dépeint pas Kirino nous dévoile un lieu de tous les tourments et un lieu d’aliénation. Les élèves sont poussés à l’extrême par des concours d’entrée d’où dépendra leur identité future. Leur famille rajoute souvent davantage de pression que l’institution scolaire, ce à quoi il faut ajouter ce que les enfants peuvent subir de la part de leurs pairs étudiants. L’emploi futur est déterminé par l’obtention de résultats déterminés, et le travail choisit par l’enfant est ce qui le définira en tant que personne. Voilà aussi un monstre qui habite le corps des personnages, monstre qui emprisonne les racines et empêche l’éclosion d’une personnalité propre à chacun. D’où l’importance accordée aux bronzais dans la narration de Kirino. L’obsession du grand-père pour ces arbres torturés et entretenus au prix d’efforts et de soins considérables est le miroir de ce que le système scolaire et le système social fait subir aux individus. Ainsi, on enserre les racines jusqu’à ce que l’arbre devienne un objet précieux, une œuvre d’Art valant un prix exorbitant parce que l’arbre est dénaturé mais discipliné. L’arbre devient précieux parce que contre nature. Ainsi, les individus voient leurs racines encloses, leur nature avariée sous prétexte de les faire entrer dans un moule précieux, qui fera d’eux des objets monnayables. Plus ils seront tordus et dénaturés, plus ils auront de valeur, plus ils auront rapetissé de leur taille normale, c’est-à-dire, plus ils sauront se plier aux conditions inhumaines du monde du travail, plus ils seront considérés inestimables. Et quand les temps sont durs, quand le temps vient où l’argent manque, ils sont la première ligne à partir. Ils sont nourris, soignés mais ce n’est que pour mieux les vendre. « Deux ou trois de ses plantes avaient disparu. […] Si je le laissais faire ce qu’il voulait, il aurait bien vendu tous ses bonsaïs et tout l’argent qu’il pourrait en tirer s’évanouirait entre le Jardin de la Longévité et le Fleuve Bleu.» (Kirino, p.250-251) Car les plantes précieuses, les animaux rares et, dans la même lignée, les individus exceptionnels, ne peuvent tiré de gloire pour eux-mêmes, ils sont toujours exploités et vendus au plus offrant. Voilà ce qu’il advient de Yuriko, «Putain-née» comme elle se définie elle-même. Que peut-elle tirer d’elle-même? Ce sont les autres qui profitent : Kijima Takashi qui lui sert de proxénète et qui gagne mieux qu’elle pour la vente qu’elle fait de son corps et Johnson qui prend plaisir à entendre ses histoires sexuelles et a profiter de son corps. De la même manière, Kazue doit se vendre d’abord à son employeur qui l’exploite sans jamais lui donner la reconnaissance qu’elle désire, puis à ses clients auxquels elle vend son corps, corps qu’ils méprisent tant il est près de la mort dans sa maigreur et desquels elle ne reçoit jamais non plus la reconnaissance, ou un semblant de plaisir. Autre être exceptionnel, Mitsuru, la plus douée, la plus géniale, mais qui fini par se laisser entraîner dans une secte où elle tuera des innocents. La négation de soi entraîne invariablement vers un déclin rapide quand l’enserrement devient insupportable. Ce déclin est souvent suscité par le retour du refoulé, par l’apparition de ce qu’on avait voulu nier. De nouveau se profile le monstre, l’hybride, l’ambiguë. Déclenchée par un évènements ou un autre, l’impossibilité soudaine de continuer à faire semblant devient la source de la monstruosité et la source d’où naît la peur de l’autre. Tenus en respect de leurs propres désirs par le carcan social dans lequel ils ont grandis, les personnages de Kirino Natsuo sont la représentation de cet aveuglement partiel qui est institué par le discours social.

«Et si notre perception du réel était conditionné par les formes ou les figures de nos discours, qui nous retirent le monde pour y substituer la fiction inquiétante d’un démon? Ce doute, partout présent dans le texte, réduit à néant les prétentions heuristiques du récit.[5]»

Dans le cas de Monstrueux, tout est effectivement question de discours, le discours social, celui des autres et celui de soi à soi. Le monde se présente aux personnages derrière l’écran d’un discours aliénant ou fantasmé. L’impossibilité, également, pour le lecteur de pouvoir départager hors de tout doute, la vérité du mensonge, la réalité de la vision biaisé d’une narratrice remplie de haine et de jalousie, ajoute à l’impression étrange et inquiétante des sujets abordés par l’auteure. Ici, effectivement, il y a impossibilité de découvrir quelque chose, tout est recouvert de ce voile discursif, de cet écran crée par la narration.

Conclusion

«Crime fiction in general and detective fiction in particular, is about confronting and taming the monstrous. It is a literature of containment, a narrative that ‘makes safe’.»( Gill Plain, p.3) Ce n’est certainement pas le cas ici. Kirino ne rassure jamais son lecteur et il n’est aucunement question d’un apprivoisement éventuel de l’hybridité monstrueuse qui habite le récit. En fait, les romans de Kirino Natsuo se classent dans l’appellation «genre policier» mais c’est seulement pour mieux en subvertir les règles.

«[U]n grand nombre de romans n’utilisent plus la trame policière comme une matrice globalement organisatrice du texte, mais comme une passerelle guidant vers les aspects et problèmes les plus divers du monde actuel : étude sociologique d’un milieu, analyse idéologique des modes d’existence modernes, mise au jour des refoulements de la conscience historique d’un communauté, portrait psychopathologique d’une société aliénée.»( André Vanoncini, p.103)

On peut facilement affirmer que Kirino fait partie de ces auteurs qui savent utiliser la littérature dite populaire pour mieux toucher le public avec des sujets habituellement tus. Le côté sanglant, abject et controversé de ses récits ne verse cependant pas dans un sensationnalisme visant la vente de livre. Le caractère noir de ses histoires révèlent davantage l’obscurité dans laquelle est plongée la société d’où elle est originaire que le ferait une critique directe. Son écriture se fait miroir des personnages qu’elle construit, dans ce cas-ci, l’ambivalence générique devient un rappel de l’ambivalence morale, naturelle, libidinale, identitaire des individus et de la société japonaise.



[1] Mark Schreiber, «A Tale of the unexpected, From Romance to Murder», in Japan Times, May 18, 2003, http://search.japantimes.co.jp/cgi-bin/fb20030518a2.html

[2] Tiré d’une entrevue donnée par Kirino Natsuo à Margy Rochlin pour L.A Weekly : http://www.laweekly.com/art+books/books/grotesque-natsuo-kirinos-dark-world/16730/?page=1

[4] citation de Julia Kristeva rapportée par Gill Plain, Twentieth-Century Crime Fiction; Gender, sexuality and the Body, Chigago-Lodon, Fitzroy Dearborn Publishers. P.10.

[5] Jean- Yves Pellegrin, «“A thrust at truth and a lie”: The crying of Lot 49 ou le langage en quête de vérité» in Gallix, François et Vanessa Guignery, sous la direction de, Crime fictions; Subverted codes and new structures, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne.




mercredi 14 avril 2010

La dormilona

Fusain sur papier.2009. Croquis. Le titre en espagnol se traduit par : La dormeuse ou quelque chose d'approchant.

Un ciel d'orage


Fusain sur papier. 2006. Croquis

Celle qui dit non


fusain sur papier. 2007. Ce croquis est devenue une toile à l'acrylique dont je n'ai pas encore pris la photo.

Homme se déshabillant...


Pastel gras sur papier. 2005.

La tragédienne nue

Pastels gras sur papier. 2006.

Portrait

Fusain sur papier. Février 2010. Essais

La rainette

Pastel sec sur papier. Janvier 2010. Mes premiers pas au pastel sec.

Le réveil

Toute simple. Un jeu de lignes.
''La femme déformée dans le désir de l'homme.'' comme l'a un jour décrite mon ami Sébastien. Comme elle m'a demandé de travail cette toile si sexuellement chargée! Un jour, j'en prendrai de meilleures photos.

À cause de Millénium

Depuis que j’ai complété mon Bac en Littérature Comparée à l’U de M, j’ai négligé ma propre passion pour la question de l’identité féminine. Puisque j’ai choisi de ne pas poursuivre mes études universitaires, pour des raisons plus que complexes, j’ai tenté d’oublier la théoricienne en moi. Je me vois aujourd’hui presque obligée de reprendre la plume et mes réflexions après les quelques mois que j’ai passé en région.

Je me rends compte, avec horreur, à quel point nous avons délaissé, nous les femmes, les batailles nécessaires à l’obtention d’une égalité des sexes. Oui, il s’agit effectivement d'un vieux débat, un débat et une position desquels la plupart des femmes et jeunes filles se soustraient avec enthousiasme, arguant haut et fort : « Je ne suis pas féministe.» Comme si être féministe était une tare honteuse. Dans un avenir rapproché, je reviendrai avec un bref historique du mouvement féministe et pourquoi nous en avons une idée si faussée.

Aujourd’hui, je ne tiens pas à être trop théorique. Je veux seulement ouvrir un débat sérieux. J’ai eu à vivre des moments difficiles dans ma condition de femme dans le marché du travail dans les derniers mois. Cela m’a d’abord si profondément choquée que j’en suis restée immobile pendant des semaines. Aujourd’hui après avoir été brutalement réveillée par un seau glacée de réalité, je recommence à écrire. Je viens de passer près de 4 jours au lit, à dormir, pleurer, lire, dormir encore, grignoter et dormir encore. C’est impossible, me suis-je dit ce matin. C’est impossible que nous soyons en 2010 et qu’il y ait encore au Québec des endroits où un employeur peut s’autoriser à juger et critiquer une employée sur ses relations amoureuses et interpersonnelles avant de juger son travail.

J’ai été témoin et victime de gestes que je ne croyais tellement plus possible dans le contexte où nous vivons que j’ai d’abord cru qu’il y avait quelque chose que je ne comprenais pas, qu’il y avait quelque chose que j’avais du mal faire.

Je suis entrée dans un monde où la femme n’a pas le droit d’être femme, elle doit être neutre. Bon, c’est le cas partout de nos jours, mais là, c’était tout simplement flagrant! On accepte d’engager une femme mais elle doit faire oublier son identité féminine.

La question devient très complexe à ce point-ci. Qu’est-ce que je veux dire par identité féminine? Chacune d’entre nous la vit à sa manière. Être une femme ne s’explique pas en énumérant une liste d’attributs. Pourtant, être une femme, devrait comporter autant de droits que d’être un homme. Ce n’est certes pas si évident au Québec, de comprendre que nous ne sommes pas si libres que nous le croyons, ni si égales… Pour certaines, je vais sembler m’égarer dans un monde imaginaire, le quotidien peut être si facile à gérer lorsqu’on ne s’interroge pas sur les conséquences de nos actions mais surtout, de nos acceptations tacites de situations qui étouffent notre potentiel de changement et d’évolution.

Je reviens sur la question de l’identité féminine. En termes concis, je considère que la base de l’identité féminine doit être puisée dans la biologie de la femme. En termes plus clairs, être femme, c’est habiter le corps d’une femme. Le corps d’une femme est d’une complexité magique. Être femme c’est être plus frêle qu’un homme (en général) et à la fois tellement plus forte car l’endurance émotionnelle et physique dont nous sommes capables à l’enfantement est de loin la pire douleur possible. Être femme, c’est avoir la chance de porter la vie, être femme, c’est avoir la possibilité de nourrir un être à partir de son propre corps. Être femme, c’est défier les lois de la physique en faisant mentir la phrase qui dit que deux corps ne peuvent pas de trouver au même endroit, au même moment. Être une femme, c’est donc être un être d’amour et de dévotion. Être une femme, c’est être un être de désir et de chair également. Être une femme, c’est toute une responsabilité.

Avant que quelqu’un s’insurge, je ne crois pas que ce que je viens d’écrire dans le paragraphe précédent signifie qu’une femme ne peut pas vouloir une carrière ou puisse ne pas désirer d’enfant. Je crois simplement que notre constitution biologique nous prédispose à certains comportements. Non seulement nous prédispose mais, également, nous dispense de toute nécessité de nous excuser de nos besoins. Par là, je veux dire que nous ne devrions jamais avoir à répondre à un employeur qui nous demande si nous voulons des enfants. D’abord, c’est personnel et, ensuite, ça ne doit en aucun cas servir d’argument discriminatoire. Les femmes ne devraient pas avoir à subir de coupe salariale parce qu’elles sont en âge d’enfanter. C’est aberrant.

Aujourd’hui, nous sommes encore confrontées à toutes sortes d’images qui faussent notre perception de nous-mêmes. Les jeunes filles, les jeunes femmes de mon âge, croient encore qu’il faut à tout prix devenir un objet sexuel pour obtenir une place dans la vie. Trop de femmes construisent encore leur identité à partir des images tronquées que les médias nous renvoient. Encore trop de femmes croient devoir s’accomplir à travers les yeux d’un homme. Comprenez-moi bien, je suis la première consciente de la nécessité d’une relation amoureuse dans la vie, mais j’insiste sur le fait qu’un couple ne peut pas être la base d’une construction de soi. L’identité doit être déjà construite avant que la relation commence, faute de quoi, quelqu’un en sortira quelque peu surpris.

Je viens de terminer le troisième tome de la série Millénium. Je n’ai pu que me reconnaître dans la situation qu’Erika Berger, un des personnages féminins, vit dans son milieu de travail. Une femme intelligente et compétente dont le travail est saboté par la condescendance et la peur masculine. C’est un peu pour cela que j’ai choisi d’écrire aujourd’hui. Si un homme en Suède est capable d’écrire un millier de pages pour dénoncer «Les hommes qui n’aim[ent] pas les femmes» (Stieg Larsson, Les hommes qui n’aimaient pas les femmes, Actes Sud, 2006) eh bien, je crois qu’il est temps qu’on le fasse ici aussi.