mardi 24 mai 2011

Écrire sa différence: Partie 2


Aujourd'hui, Hier de Nicole Brossard, (Éditions Québec Amériques 2001)
Dans l’optique des structures langagières et de la transmission de la langue maternelle, Hier de Nicole Brossard est très révélateur aussi.  La démarche de Nicole Brossard n’est pas très éloignée de celle d’Arcan mais la structure du roman et la manière de mener la quête de soi est très distincte.  Brossard construit quatre personnages de femmes.  Quatre femmes qui sont en quête de connaissance, en quête surtout de mémoire et de passé.  Le passé ici passe par la généalogie, par ce qui a été transmis par les parents. La mémoire est un élément primordial dans le récit de Brossard, car l’identité féminine passe-t-elle seulement par cette revendication d’être Femme en général?  Il s’agit aussi d’être femme à travers son histoire personnelle, mais comment l’écrire cette histoire? La question se pose de nouveau, comment sortir de ce langage qui, même lorsqu’on écrit sa propre histoire, est teinté de l’histoire du genre dominant et de celle aussi du genre dominé?  Chaque femme dans Hier veut se raconter dans son rapport au monde mais «[l]e monde se désigne le plus souvent, dans le discours des hommes, comme inanimés abstraits intégrés à l’univers du sujet.  La réalité y apparaît comme réalité déjà culturelle, liée à l’histoire collective et individuelle du sujet masculin.[1]»  Ce serait peut-être alors dans la structure que l’écriture féminine se distinguerait de celle masculine.  Il ne faut cependant pas se leurrer car :
 «Comme l’observe Béatrice Didier ‘‘la spécificité de l’écriture féminine n’exclut pas ses ressemblances avec l’écriture masculine’’, rien que pour le fait qu’une femme écrivain ‘‘a forcément lu beaucoup d’œuvres écrites par des hommes, et a été marquée par leurs modèles culturels.[2]»

Dans ce roman de Brossard, la spécificité est peut-être bien dans la forme qui est faite en étoile et sans un respect particulier des règles d’homogénéité à laquelle on s’attend le plus souvent d’un roman. Ce refus de l’homogénéité est aussi un symptôme de l’écriture féminine de Brossard, reflétant le fait que le langage qui serait proprement féminin n’a pas cette «clarté» que préconise le parler des hommes. Il reflète aussi l’envie qu’à la femme de se distinguer par sa singularité alors que, du côté des hommes, « [p]lus les cultures patriarcales établissent leur pouvoir, plus les systèmes de communications et d’échanges sont coupés de la vérification individuelle et deviennent affaires de spécialistes et experts.[3]» Ce qu’illustre Brossard dans sa composition de personnage, confrontant les discours de ses quatre femmes à celui de Fabrice Lacoste.  Nicole Brossard construit un roman de femme et de femmes, où le pluriel peut enfin être féminin.  Fabrice Lacoste est là pour créer l’équilibre, pour être le contraste, un homme qui n’est pas encore mort.  Un homme qui est logique, qui est réel, ancré dans les besoins de la vie quotidienne.  Il ramène sur terre une Simone Lambert qui veut trop facilement oublier son travail pour sa petite fille, pour tenter de retrouver sa fille à travers sa petite-fille.  Il est celui à travers qui le langage veut dire quelque chose, si on peut parler ainsi. Son langage est rationnel, rattaché au monde, c’est celui d’un expert.  Le langage des femmes pourrait être décrit par un langage qui parle de désirs, mais de désirs non formulés encore, il parle de devenir et de mémoire, de tout et de rien.  De la vie, de la mort, des liens entre parents et enfants, des cicatrices qu’ils laissent, des choses qui ne se disent pas dans le système linguistique masculin.  C’est un peu de cette manière que se décrit l’écriture féminine. «Un parler-femme ne peut donc qu’être libre de toute fixité, près de l’inconscient et des sensations corporelles, capable de faire exploser toutes les formes, les figures, les idées solidement établies.[4]» C’est ainsi que s’écrivent chacun des femmes dépeintes dans ce roman, de cette même écriture qui coule de soi qu’on retrouve aussi chez Nelly Arcan.  Les phrases de Nicole Brossard sont des images et des sensations, elles sont en lien avec les souvenirs et le temps, le temps qui passe et qui a été, celui qui est et celui qui sera. «Au bout de quelques instants, je deviens, je suis la tempête, la perturbation, la précipitation, l’agitation qui met en péril la réalité.[5]»  L’auteure n’oublie pas de choisir des éléments du monde qui se disent au féminin, le féminin qui veut se mêler à son environnement, à la nature et qui est loin de ce qui est raisonnable, loin de ce qui se vérifie, qui se trouve plutôt dans le domaine des rêves et des sensations.
            Sans aller dans l’extrême comme l’a fait Nelly Arcan, Nicole Brossard parle aussi du corps de la femme à travers la vie d’Axelle. Axelle qui est la plus jeune et qui voit aussi son corps comme un outil, comme une partie de son travail.  Axelle qui travaille dans le domaine de la génétique, n’est pourtant pas asexuée.  C’est à travers elle que l’écrivaine adresse la sexualité féminine. Axelle n’a pas vraiment de retenue par rapport à la sexualité, puisqu’elle travaille à la recherche génétique, elle a un regard autre sur le corps humain.  Dès son enfance, «Axelle se promet de devenir une femme charnelle et de s’instruire longuement et méthodiquement sur le corps.[6]» Elle choisit de se construire selon ses désirs, de se construire un devenir. Axelle ne semble avoir aucun tabou, aucune limite devant son corps qu’elle regarde avec la tranquillité d’une femme qui vit dans son corps dans la plus grande paix, dans la plus belle complicité.  Axelle n’a pas peur de se masturber, pratique féminine majoritairement encore tue de nos jours, et n’en éprouve aucun relent de culpabilité.  Les mythes n’ont plus beaucoup d’emprise sur elle.  Ce qui lui reste, ce sont les mots.  «[L]a spécificité de l’écriture féminine, qui naît du corps, doit passer par l’expression, l’éloge, le chant du corps; ‘‘le corps interdit’’, comme le définit Cixous.[7]» Trop longtemps on a caché le corps féminin, trop longtemps, on l’a sali de toutes sortes de noms.  Axelle incarne la revendication active du corps féminin dans toutes ses possibilités.
            Encore une fois, l’écriture des femmes est leur recherche d’identité, la base de cette identité se trouve dans la langue maternelle, dans le don de la langue par la mère.  Cette question est très présente dans Hier. Dans les mots d’Axelle cela se traduit ainsi :
«Vous savez ma mère n’était pas parfaite, mais elle m’a transmis un amour de la poésie qui l’exonère de tout blâme.  Tous les poèmes que je connais, je les porte en moi comme la mémoire de ma mère.[8]» La transmission de la langue maternelle, de l’amour des mots, mais des mots qui ne sont pas soumis à une expertise froide, comme le souligne Irigaray, mais des mots libres, près du cœur et de l’inconscient. Les mots du poème sont des mots de liberté, des mots qui peuvent être ceux d’une femme qui déconstruit la langue pour la faire sienne.  Dans ce roman, c’est à travers la mère qu’on a accès l’histoire, toutes sortes d’histoires : l’histoire de la mort de Descartes pour Carla, l’histoire de tous les objets que s’invente la narratrice, l’histoire des voyages de Simone Lambert qui, ceux-là viennent de la grand-mère mais qui restent transmis par généalogie féminine.  Mais il reste que Nicole Brossard inclut dans son histoire des récits d’homme, l’histoire des voyages de l'oncle Jésuite, l’histoire du tableau du Caravage raconté par Fabrice Lacoste parce qu’il n’y a pas d’exclusion dans ce monde-ci. 
            Cette transmission, on la retrouve aussi dans la volonté de Simone Lambert d’être celle qui donne à sa petite-fille. Elle voudrait donner à Axelle des récits de voyage, des récits liés avec le monde et non des récits en lien avec la grossesse et les tâches ménagères.  Elle voudrait lui faire vivre ce qu’elle-même a vécu, elle se souvient comme « chaque récit de voyage effectué par sa grand-mère suscitait en elle un nombre incalculable de petits bonheurs et de questions. […] Comme sa grand-mère, elle irait de ville en ville.[9]» Lorsqu’elles abordent le sujet de la maternité, Axelle leur dit bien que ces questions ne sont plus tout à fait de sa génération. «Bientôt on ne saura plus distinguer entre mère-ventre et mère-gène. Mère d’instinct et mère d’abandon. Petite mère au vieux os et grosse mère de chagrin. Vous êtes d’un autre temps, vous pensez avec des mots chargés de ferveur.[10]» Axelle est le portrait de la femme qui veut neutraliser le genre.  Elle refuse même la langue maternelle, qu’elle parle quand même mais avec un accent anglais. Axelle comme la narratrice dans Putain doivent se définir maintenant à l’extérieure du corps maternel, à l’aide d’une langue qui ne leur a pas été transmise de la bonne manière, mais une langue qu’elle reconnaisse comme étant indispensable à leur recherche de soi.






[1] IRIGARAY, Luce, Je, Tu, Nous : Pour une culture de la différence, Éditions Grasset et Fasquelle, 1990. p. 42
[2] CREMONESE, Laura, Dialectique du masculin et du féminin dans l’œuvre d’Hélène Cixous, Schena Didier Erudition, p.18.
[3] IRIGARAY, Luce, Je, Tu, Nous : Pour une culture de la différence, Éditions Grasset et Fasquelle, 1990. p. 33.
[4]CREMONESE, Laura, Dialectique du masculin et du féminin dans l’œuvre d’Hélène Cixous, Schena Didier Erudition, p.32.
[5] Brossard, Nicole, Hier, Québec, Mains Libres, Éditions Québec Amérique, 2001, p.20
[6] Brossard, Nicole, Hier, Québec, Mains Libres, Éditions Québec Amérique, 2001, p.120
[7] CREMONESE, Laura, Dialectique du masculin et du féminin dans l’œuvre d’Hélène Cixous, Schena Didier Erudition, p.32.
[8] Brossard, Nicole, Hier, Québec, Mains Libres, Éditions Québec Amérique, 2001, p.264.
[9] Brossard, Nicole, Hier, Québec, Mains Libres, Éditions Québec Amérique, 2001, p.36.
[10] Ibidem. p.279.

Écrire sa différence


J'aborderai ici le romain Putain de Nelly Arcand (Gallimard, 2001 ).

Le roman de Nelly Arcan est un «exorcisme» selon les mots de l’auteure. Il est aussi construit comme tel, avec cette coulée de phrases qui s’entremêlent sans que le lecteur puisse vraiment en discerner le début et la fin.  C’est un roman qui raconte l’enfer d’être une femme, la douleur d’être une femme, lorsqu’on est femme selon ce que le système social patriarcal attend de la figure FEMME.  Il s’agit aussi d’une quête de soi, dépassant la question du je féminin.  
            Dans le roman Putain, on retrouve un besoin d’exorciser les démons, de se vider de ses peines.  Mais la langue qui est donnée pour le faire est remplie de mots trop connotés pour être libérateurs. Tout ce qu’elle peut faire, selon ses mots, c’est peut-être d’utiliser «ces mots pleins de mon cri qui pourront les frapper tous, et plus encore, le monde entier, les femmes aussi, car dans ma putasserie c’est toute l’humanité que je répudie, mon père, ma mère, mes enfants si j’en avais.[1]» Le titre du livre déjà nous informe de la teneur des lignes qu’il renferme.  Putain, mot qui désigne un métier, mais qui n’en est pas moins une insulte, presque l’insulte suprême dans un monde social où le corps de la femme est déjà connoté comme impur, comme une marchandise, mais où on ne veut surtout pas reconnaître qu’on le traite comme une marchandise. La femme, dans le langage autant que dans les autres pratiques culturelles, est celle qui se fait exploiter du début à la fin[2]: dans le mariage où la femme est donnée ou encore, comme le fait que son placenta soit vendu et utilisé à son insu par l’industrie cosmétologique avant de lui être vendu pour la garder esthétiquement belle.  La femme est objet, ça ne fait pas de doute. C’est ce que la narratrice a intériorisé.   C’est ce discours social que la narratrice reprend à son compte, elle porte un jugement de valeur envers elle-même.  Elle tente à travers son écriture, un travail de reconstruction de ce qui la «noue comme femme[3]».  L’idée du nœud rappelle l'expression anglaise «tie the knot» qui renvoie à l’idée du mariage. Le mariage qui est d’abord la façon pour l’homme de prendre possession de la femme.
            Par la prostitution, la narratrice de Putain choisit de capitaliser ce corps comme un actif, elle choisit d’être celle qui le vendra et l’utilisera comme un objet de consommation.  D’une certaine manière, elle tente de reprendre possession de ce corps dont on l’a privée. Non seulement elle en a été privée, mais toutes les femmes avec elle. Ce corps féminin qu’elle ne peut encore aimer, car il porte en lui les empreintes du vocabulaire patriarcal, est tatoué des mots des hommes. Elle le hait et le brutalise, peut-être pour le sentir enfin, pour le reconnaître.  La narratrice prend envers ses actions, sur et avec son corps, une distance à partir de laquelle elle voudrait pouvoir se déresponsabiliser.  Elle affirme : «ce n’est pas moi qu’on prend ni même ma fente, mais l’idée qu’on se fait de l’attitude d’un sexe de femme[4]». D’abord, elle voudrait pouvoir se dire : «ce n’est pas moi, c’est toutes les femmes, je suis toutes les femmes». Mais ce n’est pas vrai, car la narratrice se place dans le rôle de toutes les femmes qui se refusent, dans le rôle de toutes les femmes qui acceptent de se subordonner au rôle d’objet qui leur est attribué alors qu’il s’agit plutôt d’être la femme qu’on n’a jamais voulu qu’on soit, il s’agit d’être la femme qui devient femme.  Ce qui est intéressant, c’est vraiment le fait que la narratrice nous dépeint le portrait d’une femme-objet telle que nous la voyons effectivement autour de nous.  Mais y a-t-il un je féminin ici? Ne serait-ce pas plutôt un je miroir de la vision masculine de la femme? Car l’idée qu’on se fait de «l’attitude d’un sexe de femme[5]» vient du discours né de la structure sociale patriarcale et des mythes que ce langage choisit de transmettre.  Pour se sortir de cette impasse, de cette haine de son propre corps en tant que femme, il s’agit de le voir autrement.  Dans l’écriture féminine, on tente de se réapproprier son corps, mais de manière plus réfléchie.  En parlant de son livre Speculum de L’Autre Femme, Luce Irigaray dit : 
«Cette démarche implique que le corps féminin ne reste pas objet du discours des hommes ni de leurs divers arts, mais qu’il devienne enjeu d’une subjectivité féminine s’éprouvant et s’identifiant elle-même.  Une telle recherche tend à proposer aux femmes une morpho-logique appropriée à leur corps. Elle vise aussi à inviter le sujet masculin à se redéfinir lui-même comme corps en vue d’échanges entre sujets sexués.[6]»

Il s’agirait de se repenser à l’aide de nos propres mots, de nos propres qualificatifs pour nous découvrir femme.  Cette découverte de soi, quand on est femme, devrait être en partie poussée par le langage de la mère, par la langue maternelle. Irigaray propose d’inventer une langue, d’être créatives dans la relation mère-fille en vue qu’une identité féminine forte et indépendante puisse être crée[7].  Elle suggère que la langue est vraiment la barrière sociale et psychique qui nous empêche d’échanger et, en échangeant, de se créer à la fois un espace propre à soi en évitant la fusion, et de créer un espace commun aux femmes, à la féminité.
            La question de la transmission de la langue et de la féminité à travers les généalogies mère-fille est primordiale dans la pensée du langage comme outil de domination masculine.  Dans le cas de Putain, ce qui est transmis par la mère ce sont des contes de fée, ce n’est pas clairement affirmé, mais on le ressent fortement.  La question du conte de fées et des mythes patriarcaux est centrale dans ce roman. Ici, la mère n’a rien su transmettre que le sommeil et la passivité de «la femme qui attend ce qui n’arrivera jamais, le baiser d’un prince charmant qui aurait traversé des forêts d’épines pour la rejoindre[8]».  Confrontée à cette mère qui ne lui a transmis que l’image de la Belle au bois dormant, la fille choisit son rôle. Elle choisit d’incarner le Petit Chaperon Rouge pour ce qu’il représente de désobéissance, mais aussi dans sa représentation du désir masculin, de ce désir du loup à qui elle se donne volontier. L’imaginaire de cette femme est teinté de ces contes et des mythes bibliques, des représentations de femmes oisives, la Belle au bois dormant et de la Stroumphette, d’où l’impossibilité de trouver des modèles admirables de femmes.  La narratrice exprime aussi sa haine envers les autres femmes qu’elle appelle, en s’incluant, «la race des sorcières aveugles et des belles-mères jalouses, miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle[9]». Ces femmes qui entrent en compétition pour gagner le désir des hommes. Elle se voit à travers les yeux des hommes et de ces femmes qui se sont laissées devenir celles que les hommes attendaient qu’elles soient. Ces femmes qui sont les mères à qui revient toute la faute de ne pas avoir su dire : je suis la femme qui a toujours été femme avant que l’homme ne la nomme femme dans le langage masculin. Là où la mère aurait dû jouer de rôle de nourricière de l’identité féminine, elle a joué le rôle de celle qui endosse le regard des hommes et ne devient rien.  Alors, la fille tente de se détacher de ce qui la fait être la fille-de-sa-mère. «[L]’argent sert à ça, à se détacher de sa mère, à se redonner un visage à soi».  Il y a un désir de distorsion de la ressemblance, et par là même, le refus d’être une fille.  Cette femme est l’illustration de ce que les féministes tentent de transformer. Elle est ce problème de filiation rompue, des généalogies féminines qui abdiquent, elle et sa mère qui n’a rien su transmettre à sa fille.
            Cette transmission qui ne s’est pas faite à laisser la place à celle que transmet le langage proposé par le système patriarcal.  Ce système fait de nominations qu’on ne peut que difficilement remettre en doute tant ces noms se posent sur nous avec conviction.  Encore une fois, les contes de fées. Dans ces contes de fées, on est princesse ou on est sorcière.  La princesse est nommée princesse parce qu’elle est soumise et parce qu’elle est pareille au désir de l’homme. La sorcière est nommée sorcière parce qu’elle est insoumise au désir masculin, parce qu’elle ose se placer devant l’homme dans toute sa féminité, parce qu’elle a la force de prendre position devant l’homme avec la certitude d’être plus que ce qu’on s’attend qu’elle soit.  La sorcière est nommée sorcière parce qu’elle agit. Alors, quand la narratrice de Putain nomme «sorcières aveugles» les femmes qui combattent pour être l’Objet suprême du désir, elle se trompe.  Ce sont les princesses qui désirent cela. Les sorcières et les «méchantes» belles mères ont toujours rêvé, elles, de régner sur les hommes.   Il s’agit de renverser les nominations, les noms, les insultes. Car dans ces insultes, dans ces qualificatifs, les femmes sont permutables quand il s’agit de leur jeter le blâme. À ce sujet, avec une apparente innocence, avec un semblant d’anecdotique Nelly Arcan écrit :
« cette drôlerie de mon père de m’appeler par le nom de ma mère lorsqu’il s’énervait, la colère lui faisait oublier que je n’étais pas elle, il m’appelait par son nom et ce n’est pas tout, car il l’appelait également ma mère par mon nom lorsqu’il s’énervait, il faut dire que mon père était nerveux, il souffrait d’une forme de dyslexie où nous étions l’une à la place de l’autre lorsque venait le temps de dire des gros mots.[10]»

Ce sont les mots d’un homme, le regard d’un homme qui leur a d’abord retiré, à elle et à sa mère, la possibilité d’être uniques et la possibilité d’être fière d’être une femme.  Il s’agit, à travers l’écriture, de reconquérir cet espace créateur d’identité, cet espace qui doit passer par le remaniement de la langue.  La narratrice de Nelly Arcan bute encore sur les mots, ce sont des mots trop chargés de l’image distordue d’une femme trop longtemps regardée par les yeux modélisateurs des hommes.




[1] ARCAND, Nelly, Putain, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 2001. p.23
[2] Voir à ce sujet l’entrevue donnée par Hélène Rouch dans «À propos de l’ordre maternel» in Je, tu, nous; Pour une culture de la différence, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 1990. p.53-54.
[3] Arcand, Nelly, Putain, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 2001, p.21
[4] Ibidem, p.45
[5] Arcand, Nelly, Putain, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points,p.45
[6] Citation tirée d’une entrevue donnée par Luce Irigaray dans le cadre d’une enquête sur l’écriture des femmes reproduite dans Je, Tu, Nous; Pour une culture de la différence, de Luce Irigaray, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 1990, p.73.
[7] Voir à ce sujet le chapitre «La culture de la différence» dans Je, Tu, Nous; Pour une culture de la différence, précédemment cité.  En particulier les pages 57 À 61.
[8] Arcand, Nelly, Putain, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 2001, p.59
[9] Ibidem.,p.24
[10] Arcand, Nelly, Putain, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 2001, p.140.