mercredi 2 juin 2010

La femme prisonnière de la langue française


Le langage en tant que pratique culturelle. Le regard qu’on porte sur la femme à travers la langue française. Je m’intéresse ici à la langue comme pratique culturelle sous le regard féministe en prennant pour point de départ les études de Luce Irigaray. Irigaray pose la question du genre dans la langue ou comment la langue accorde plus de pouvoir à un sexe plutôt qu’à l’autre. Évidemment, c’est le sexe masculin qui domine. Je m’intéresse à comprendre comment cette pratique culturelle a été acceptée puis remise en question par les études féministes. Ce genre d’étude touche à la fois la sphère de la littérature, celle de la langue, du féminisme et de la sociologie. C’est donc que l’incidence de la langue sur les individus se manifeste à plusieurs niveaux et si cette question devient de plus en plus intéressante, c’est quelle soulève aussi le problème du pouvoir car le pouvoir, dans ce cas, est accordé à celui qui se reconnaît dans la langue comme le genre dominant. C’est pourquoi les études féministes s’intéressent à comprendre le mécanisme de pouvoir qui se dégage dans les formes de la langue et des possibilités limitées de construction de l’identité pour la femme dans une langue qui la cantonne dans un rôle de subordonnée. La question sera de savoir si un je féminin est possible. Une femme peut-elle se définir, se construire une identité féminine dans notre langue?
Luce Irigaray a été élève de Jacques Lacan pendant sa formation en psychanalyse. Elle a donc posé les bases de sa pensée plus ou moins en réponse et en critique à la pensée lacanienne. Selon Jacques Lacan, l’entrée dans l’ordre symbolique se réalise à travers la langue, la langue qui est aussi l’ordre symbolique. C’est en recevant le nom du père que l’on entre dans l’ordre symbolique, ce nom du père donné comme un déchirement du corps maternel, comme un éloignement du corps féminin. Si on entre dans la culture au moyen de la langue et si la langue apparaît à travers le nom du père, le féminin est exclu de l’ordre symbolique :
«[…]le genre grammatical féminin s’efface, lui, comme expression subjective et le lexique concernant les femmes se compose de termes souvent peu valorisants sinon injurieux, qui la définissent comme objet par rapport au sujet masculin. Cela rend compte du fait que les femmes ont tant de mal à parler et à être écoutées en tant que femmes. Elles sont exclues et niées par l’ordre symbolique patriarcal.[1]»
L’ordre symbolique est la figure d’autorité assimilée par l’humain, elle est encore une fois liée à la figure du père mais alors, où se situe la femme, la mère, dans la langue? Il semble que la place qui lui a été assignée est celle d’objet, toujours dépendante et soumise à l’homme :
«Une autre mécanisme que l’identification entre la réalité désignée et le sexe joue :
-Les êtres vivants, animés, humains, cultivés deviennent du masculin;
-les objets privés de vie, inanimés, non humains, incultes deviennent du féminin.
Cela veut dire que les hommes sont devenus les seuls sujets sociaux et que les femmes sont assimilées à des objets d’échange entre eux.[2]»
La femme ne peut se dire femme avec les mots de la langue française puisque cette langue a été construite selon une culture qui visait une domination masculine. C’est le cas de toutes les langues romanes, nous dit Irigaray[3]. Dans l’essai Je, tu, nous; pour une culture de la différence, Irigaray affirme aussi que la femme qui désire trouver sa place dans ce monde aux valeurs patriarcales ne peut pas assumer une position neutre car le langage ne lui en laisse pas la chance sans qu’elle y perde du même coup son identité féminine. Le langage lui-même n’est pas neutre. La langue ne va pas de soi, elle n’est pas naturelle mais construite, il n’est donc pas innocent que, lorsqu’on change le genre des mots du masculin au féminin, ces mots prennent soudain une connotation péjorative ou désignent un objet comme le signifie Irigaray. Par exemple : camelot devient camelote, gars devient garce, ménager devient ménagère. Luce Irigaray réfléchi sur le fait que le féminin est devenu dans notre langue le non-masculin[4] et ne possède, par le fait même, aucune valeur identitaire puisqu’il se situe dans l’abstrait et dans ce qui n’existe pas. Comment faire dans ces conditions pour se dire femme?
Il y a la question du changement qui est sous-jacente du problème de la subordination de la femme par le langage. On désire un changement mais celui-ci ne peut se faire sans douleur, sans erreurs, sans violence. Ce changement doit passer par la connaissance et la reconnaissance du problème et cette connaissance n’est pas accessible à tous. Beaucoup de femmes, et parfois des hommes, ont écrits de manière théorique sur cette question, mais ces écrits à la saveur universitaire ne sont souvent accessibles qu’à un public restreint, un public qui s’intéresse d’avance au sujet. À cet obstacle, on peut répondre grâce à l’écriture : l’écriture romanesque. S’il y a de plus en plus de femmes écrivaines, si on parle maintenant d’écriture féminine c’est que «[l]es femmes ont vu en l’écriture ‘‘le lieu même du changement, là où s’offre la possibilité d’une transformation des structures sociales et culturelles.’’[5]». Cette transformation serait peut-être possible autant par la plus grande diffusion de pensée que cette forme d’écriture permet que par l’acte lui-même d’écrire. La difficulté de s’écrire femme, de se dire femme, reste malgré tout aussi ardue à surmonter, car pour s’écrire femme, la langue est toujours la même, la même langue où domine le genre masculin; «[…]le language et les formes du discours dominant portent les marques de l’idéologie masculine et […] la femme, au moment de prendre la parole, se trouvent à s’exprimer dans une langue qu’elle ressent comme étrangère.[6]» L’obstacle est de taille. Une femme peut écrire, c’est certain, mais peut-elle être reconnue comme femme à travers son écriture? «[L]e langage que tu parles est fait de mots qui te tuent.[7]» écrit Monique Wittig. Se dire à travers une langue qui nous exclut en tant que femmes, c’est se porter des coups avec chaque mot, chaque mot est une acceptation, est une approbation de notre subordination.
Comment, alors, serait possible une transformation du langage? Il semble, selon les propos d’Irigaray et de ceux des femmes qui écrivent, qu’il faudrait en inventer un neuf. Un langage neuf qui inclurait la différence, qui serait fait de respect et de reconnaissance de l’Autre. Mais pour qu’une utopie pareille puisse prendre forme, il faudrait remanier d’abord notre pensée, car notre inconscient est fait de la peur de l’Autre, et l’Autre n’est jamais très loin. La question de la reconnaissance de l’Autre est justement un point important dans la question du langage à travers les recherches de Hélène Rouch sur le placenta. Ses recherches sur la biologie du corps maternelle durant la grossesse la mènent à faire le lien entre la langue exclusive et la non-reconnaissance du corps de la mère. Le mécanisme qui permet à la mère de permettre à un tiers de vivre à l’intérieur de son corps et qui la fait nourrir l’autre de son propre corps pourrait être assimilable à la langue. Cette langue qui serait semblable au corps de la mère qui nourrit et se donne au fœtus et à l’enfant qu’elle allaite, intarissable comme la langue maternelle qui «resterait matrice inépuisable dans l’usage qui en est fait.[8]» La grossesse, état spécifiquement féminin, exclusivement possible à la femme serait le miroir et la source d’où devrait jaillir le parler féminin. Parce que «[l]à où le corps féminin engendre dans le respect de la différence, le corps social patriarcal se bâtit hiérarchiquement en excluant la différence. [9]», on ne peut s’attendre à un changement à venir. C’est la structure sociale toute entière qu’il faudrait repenser. Puisque cela semble un défi insurmontable à prime abord, l’écriture féminine, ou le travail de recherche sur la langue pour arriver à trouver une manière différente de l’utiliser et de s’identifier, semble le choix le plus pratique.


[1] IRIGARAY, Luce, Je, Tu, Nous : Pour une culture de la différence, Éditions Grasset et Fasquelle, 1990. p. 23
[2] Ibidem, p.154.
[3] Ibidem, p.38
[4] «Ainsi, au lieu de rester un genre différent, le féminin est devenu, dans nos langues, le non-masculin, c’est-à-dire une réalité abstraite inexistante.» Luce Irigaray dans Je, tu nous(p.23)
[5] CREMONESE, Laura, Dialectique du masculin et du féminin dans l’œuvre d’Hélène Cixous, Schena Didier Erudition, p.25 (contient une citation de Carolyn Burke tirée de Report from Paris : Women’s writing and the women’movement, in «Signs»3 (77-78), p.844)
[6] CREMONESE, Laura, Dialectique du masculin et du féminin dans l’œuvre d’Hélène Cixous, Schena Didier Erudition, p.25
[7]citation de Monique Writing, Les Guérillères, Paris, Minuit, 1969, p.162-164, tirée de Dialectique du masculin et du féminin dans l’œuvre d’Hélène Cixous, de laura Cremonese, p.28
[8] tiré d’une entrevue avec Hélène Rouch dans Je, tu, nous; pour une culture de la différence, de Luce Irigaray, p.53
[9] Ibidem, p.55