mardi 24 mai 2011

Écrire sa différence


J'aborderai ici le romain Putain de Nelly Arcand (Gallimard, 2001 ).

Le roman de Nelly Arcan est un «exorcisme» selon les mots de l’auteure. Il est aussi construit comme tel, avec cette coulée de phrases qui s’entremêlent sans que le lecteur puisse vraiment en discerner le début et la fin.  C’est un roman qui raconte l’enfer d’être une femme, la douleur d’être une femme, lorsqu’on est femme selon ce que le système social patriarcal attend de la figure FEMME.  Il s’agit aussi d’une quête de soi, dépassant la question du je féminin.  
            Dans le roman Putain, on retrouve un besoin d’exorciser les démons, de se vider de ses peines.  Mais la langue qui est donnée pour le faire est remplie de mots trop connotés pour être libérateurs. Tout ce qu’elle peut faire, selon ses mots, c’est peut-être d’utiliser «ces mots pleins de mon cri qui pourront les frapper tous, et plus encore, le monde entier, les femmes aussi, car dans ma putasserie c’est toute l’humanité que je répudie, mon père, ma mère, mes enfants si j’en avais.[1]» Le titre du livre déjà nous informe de la teneur des lignes qu’il renferme.  Putain, mot qui désigne un métier, mais qui n’en est pas moins une insulte, presque l’insulte suprême dans un monde social où le corps de la femme est déjà connoté comme impur, comme une marchandise, mais où on ne veut surtout pas reconnaître qu’on le traite comme une marchandise. La femme, dans le langage autant que dans les autres pratiques culturelles, est celle qui se fait exploiter du début à la fin[2]: dans le mariage où la femme est donnée ou encore, comme le fait que son placenta soit vendu et utilisé à son insu par l’industrie cosmétologique avant de lui être vendu pour la garder esthétiquement belle.  La femme est objet, ça ne fait pas de doute. C’est ce que la narratrice a intériorisé.   C’est ce discours social que la narratrice reprend à son compte, elle porte un jugement de valeur envers elle-même.  Elle tente à travers son écriture, un travail de reconstruction de ce qui la «noue comme femme[3]».  L’idée du nœud rappelle l'expression anglaise «tie the knot» qui renvoie à l’idée du mariage. Le mariage qui est d’abord la façon pour l’homme de prendre possession de la femme.
            Par la prostitution, la narratrice de Putain choisit de capitaliser ce corps comme un actif, elle choisit d’être celle qui le vendra et l’utilisera comme un objet de consommation.  D’une certaine manière, elle tente de reprendre possession de ce corps dont on l’a privée. Non seulement elle en a été privée, mais toutes les femmes avec elle. Ce corps féminin qu’elle ne peut encore aimer, car il porte en lui les empreintes du vocabulaire patriarcal, est tatoué des mots des hommes. Elle le hait et le brutalise, peut-être pour le sentir enfin, pour le reconnaître.  La narratrice prend envers ses actions, sur et avec son corps, une distance à partir de laquelle elle voudrait pouvoir se déresponsabiliser.  Elle affirme : «ce n’est pas moi qu’on prend ni même ma fente, mais l’idée qu’on se fait de l’attitude d’un sexe de femme[4]». D’abord, elle voudrait pouvoir se dire : «ce n’est pas moi, c’est toutes les femmes, je suis toutes les femmes». Mais ce n’est pas vrai, car la narratrice se place dans le rôle de toutes les femmes qui se refusent, dans le rôle de toutes les femmes qui acceptent de se subordonner au rôle d’objet qui leur est attribué alors qu’il s’agit plutôt d’être la femme qu’on n’a jamais voulu qu’on soit, il s’agit d’être la femme qui devient femme.  Ce qui est intéressant, c’est vraiment le fait que la narratrice nous dépeint le portrait d’une femme-objet telle que nous la voyons effectivement autour de nous.  Mais y a-t-il un je féminin ici? Ne serait-ce pas plutôt un je miroir de la vision masculine de la femme? Car l’idée qu’on se fait de «l’attitude d’un sexe de femme[5]» vient du discours né de la structure sociale patriarcale et des mythes que ce langage choisit de transmettre.  Pour se sortir de cette impasse, de cette haine de son propre corps en tant que femme, il s’agit de le voir autrement.  Dans l’écriture féminine, on tente de se réapproprier son corps, mais de manière plus réfléchie.  En parlant de son livre Speculum de L’Autre Femme, Luce Irigaray dit : 
«Cette démarche implique que le corps féminin ne reste pas objet du discours des hommes ni de leurs divers arts, mais qu’il devienne enjeu d’une subjectivité féminine s’éprouvant et s’identifiant elle-même.  Une telle recherche tend à proposer aux femmes une morpho-logique appropriée à leur corps. Elle vise aussi à inviter le sujet masculin à se redéfinir lui-même comme corps en vue d’échanges entre sujets sexués.[6]»

Il s’agirait de se repenser à l’aide de nos propres mots, de nos propres qualificatifs pour nous découvrir femme.  Cette découverte de soi, quand on est femme, devrait être en partie poussée par le langage de la mère, par la langue maternelle. Irigaray propose d’inventer une langue, d’être créatives dans la relation mère-fille en vue qu’une identité féminine forte et indépendante puisse être crée[7].  Elle suggère que la langue est vraiment la barrière sociale et psychique qui nous empêche d’échanger et, en échangeant, de se créer à la fois un espace propre à soi en évitant la fusion, et de créer un espace commun aux femmes, à la féminité.
            La question de la transmission de la langue et de la féminité à travers les généalogies mère-fille est primordiale dans la pensée du langage comme outil de domination masculine.  Dans le cas de Putain, ce qui est transmis par la mère ce sont des contes de fée, ce n’est pas clairement affirmé, mais on le ressent fortement.  La question du conte de fées et des mythes patriarcaux est centrale dans ce roman. Ici, la mère n’a rien su transmettre que le sommeil et la passivité de «la femme qui attend ce qui n’arrivera jamais, le baiser d’un prince charmant qui aurait traversé des forêts d’épines pour la rejoindre[8]».  Confrontée à cette mère qui ne lui a transmis que l’image de la Belle au bois dormant, la fille choisit son rôle. Elle choisit d’incarner le Petit Chaperon Rouge pour ce qu’il représente de désobéissance, mais aussi dans sa représentation du désir masculin, de ce désir du loup à qui elle se donne volontier. L’imaginaire de cette femme est teinté de ces contes et des mythes bibliques, des représentations de femmes oisives, la Belle au bois dormant et de la Stroumphette, d’où l’impossibilité de trouver des modèles admirables de femmes.  La narratrice exprime aussi sa haine envers les autres femmes qu’elle appelle, en s’incluant, «la race des sorcières aveugles et des belles-mères jalouses, miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle[9]». Ces femmes qui entrent en compétition pour gagner le désir des hommes. Elle se voit à travers les yeux des hommes et de ces femmes qui se sont laissées devenir celles que les hommes attendaient qu’elles soient. Ces femmes qui sont les mères à qui revient toute la faute de ne pas avoir su dire : je suis la femme qui a toujours été femme avant que l’homme ne la nomme femme dans le langage masculin. Là où la mère aurait dû jouer de rôle de nourricière de l’identité féminine, elle a joué le rôle de celle qui endosse le regard des hommes et ne devient rien.  Alors, la fille tente de se détacher de ce qui la fait être la fille-de-sa-mère. «[L]’argent sert à ça, à se détacher de sa mère, à se redonner un visage à soi».  Il y a un désir de distorsion de la ressemblance, et par là même, le refus d’être une fille.  Cette femme est l’illustration de ce que les féministes tentent de transformer. Elle est ce problème de filiation rompue, des généalogies féminines qui abdiquent, elle et sa mère qui n’a rien su transmettre à sa fille.
            Cette transmission qui ne s’est pas faite à laisser la place à celle que transmet le langage proposé par le système patriarcal.  Ce système fait de nominations qu’on ne peut que difficilement remettre en doute tant ces noms se posent sur nous avec conviction.  Encore une fois, les contes de fées. Dans ces contes de fées, on est princesse ou on est sorcière.  La princesse est nommée princesse parce qu’elle est soumise et parce qu’elle est pareille au désir de l’homme. La sorcière est nommée sorcière parce qu’elle est insoumise au désir masculin, parce qu’elle ose se placer devant l’homme dans toute sa féminité, parce qu’elle a la force de prendre position devant l’homme avec la certitude d’être plus que ce qu’on s’attend qu’elle soit.  La sorcière est nommée sorcière parce qu’elle agit. Alors, quand la narratrice de Putain nomme «sorcières aveugles» les femmes qui combattent pour être l’Objet suprême du désir, elle se trompe.  Ce sont les princesses qui désirent cela. Les sorcières et les «méchantes» belles mères ont toujours rêvé, elles, de régner sur les hommes.   Il s’agit de renverser les nominations, les noms, les insultes. Car dans ces insultes, dans ces qualificatifs, les femmes sont permutables quand il s’agit de leur jeter le blâme. À ce sujet, avec une apparente innocence, avec un semblant d’anecdotique Nelly Arcan écrit :
« cette drôlerie de mon père de m’appeler par le nom de ma mère lorsqu’il s’énervait, la colère lui faisait oublier que je n’étais pas elle, il m’appelait par son nom et ce n’est pas tout, car il l’appelait également ma mère par mon nom lorsqu’il s’énervait, il faut dire que mon père était nerveux, il souffrait d’une forme de dyslexie où nous étions l’une à la place de l’autre lorsque venait le temps de dire des gros mots.[10]»

Ce sont les mots d’un homme, le regard d’un homme qui leur a d’abord retiré, à elle et à sa mère, la possibilité d’être uniques et la possibilité d’être fière d’être une femme.  Il s’agit, à travers l’écriture, de reconquérir cet espace créateur d’identité, cet espace qui doit passer par le remaniement de la langue.  La narratrice de Nelly Arcan bute encore sur les mots, ce sont des mots trop chargés de l’image distordue d’une femme trop longtemps regardée par les yeux modélisateurs des hommes.




[1] ARCAND, Nelly, Putain, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 2001. p.23
[2] Voir à ce sujet l’entrevue donnée par Hélène Rouch dans «À propos de l’ordre maternel» in Je, tu, nous; Pour une culture de la différence, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 1990. p.53-54.
[3] Arcand, Nelly, Putain, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 2001, p.21
[4] Ibidem, p.45
[5] Arcand, Nelly, Putain, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points,p.45
[6] Citation tirée d’une entrevue donnée par Luce Irigaray dans le cadre d’une enquête sur l’écriture des femmes reproduite dans Je, Tu, Nous; Pour une culture de la différence, de Luce Irigaray, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 1990, p.73.
[7] Voir à ce sujet le chapitre «La culture de la différence» dans Je, Tu, Nous; Pour une culture de la différence, précédemment cité.  En particulier les pages 57 À 61.
[8] Arcand, Nelly, Putain, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 2001, p.59
[9] Ibidem.,p.24
[10] Arcand, Nelly, Putain, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 2001, p.140.

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