vendredi 23 novembre 2012

Les généalogies féminines...


Dans l’optique des structures langagières et de la transmission de la langue maternelle, Hier de Nicole Brossard est très révélateur.  La démarche de Nicole Brossard n’est pas très éloignée de celle d’Arcan mais la structure de son roman et la façon de mener la quête de soi sont très distinctes.  Brossard construit quatre personnages de femmes.  Quatre femmes qui sont en quête de connaissance, de mémoire et de passé.  Le passé se communique ici par la généalogie, par ce qui a été transmis par les parents. La mémoire est un élément primordial dans le récit de Brossard. L’identité féminine passe-t-elle seulement par cette revendication d’être Femme en général ou s'agit-il aussi d’être femme à travers son histoire personnelle. Comment écrire cette histoire? La question se pose de nouveau, comment sortir de ce langage qui, même lorsqu’on écrit sa propre histoire, est teinté de l’histoire du genre dominant autant que de celle du genre dominé?  Chaque femme dans Hier veut se raconter dans son rapport au monde mais «[l]e monde se désigne le plus souvent, dans le discours des hommes, comme inanimés abstraits intégrés à l’univers du sujet.  La réalité y apparaît comme réalité déjà culturelle, liée à l’histoire collective et individuelle du sujet masculin.[1]»  Ce serait peut-être alors dans la structure que l’écriture féminine se distinguerait de celle masculine.  Il ne faut cependant pas se leurrer car :
 «Comme l’observe Béatrice Didier ‘‘la spécificité de l’écriture féminine n’exclut pas ses ressemblances avec l’écriture masculine’’, rien que pour le fait qu’une femme écrivain ‘‘a forcément lu beaucoup d’œuvres écrites par des hommes, et a été marquée par leurs modèles culturels.[2]»

Dans le roman de Brossard, la spécificité est peut-être bien dans la forme en étoile et sans respect particulier des règles d’homogénéité auxquelles on s’attend le plus souvent d’un roman. Ce refus de l’homogénéité est aussi un symptôme de l’écriture féminine de Brossard, reflétant le fait que le langage qui serait proprement féminin n’a pas cette «clarté» que préconise le parler des hommes. Il reflète aussi l’envie qu’a la femme de se distinguer par sa singularité alors que, du côté des hommes, « [p]lus les cultures patriarcales établissent leur pouvoir, plus les systèmes de communications et d’échanges sont coupés de la vérification individuelle et deviennent affaires de spécialistes et experts.[3]» C'est ce qu’illustre Brossard dans sa composition de personnage en confrontant les discours de ses quatre femmes à celui de Fabrice Lacoste.  Nicole Brossard construit un roman de femme et de femmes, où le pluriel peut enfin être féminin.  Fabrice Lacoste est là pour créer l’équilibre, pour être le contraste, un homme qui n’est pas encore mort.  Un homme qui est logique, qui est réel, ancré dans les besoins de la vie quotidienne.  Il ramène sur terre une Simone Lambert qui veut trop facilement oublier son travail pour accorder du temps à sa petite fille, Axelle, et tenter ainsi de retrouver sa fille à travers sa petite-fille.  Fabrice Lacoste est celui à travers qui le langage veut dire quelque chose, si on peut parler ainsi. Son langage est rationnel, rattaché au monde, c’est celui d’un expert.  Le langage des femmes pourrait être décrit par un langage de désirs, mais de désirs non formulés encore, il parle de devenir et de mémoire, de tout et de rien.  De la vie, de la mort, des liens entre parents et enfants, des cicatrices qu’ils laissent, des choses qui ne se disent pas dans le système linguistique masculin.  C’est un peu de cette manière que se décrit l’écriture féminine. «Un parler-femme ne peut donc qu’être libre de toute fixité, près de l’inconscient et des sensations corporelles, capable de faire exploser toutes les formes, les figures, les idées solidement établies.[4]» C’est ainsi que s’écrivent chacune des femmes dépeintes dans ce roman, avec cette même écriture qui coule de soi qu’on retrouve aussi chez Nelly Arcan.  Les phrases de Nicole Brossard sont des images et des sensations, elles sont en lien avec les souvenirs et le temps, le temps qui passe et qui a été, celui qui est et celui qui sera. «Au bout de quelques instants, je deviens, je suis la tempête, la perturbation, la précipitation, l’agitation qui met en péril la réalité.[5]»  L’auteure n’oublie pas de choisir des éléments du monde qui se disent au féminin, le féminin qui veut se mêler à son environnement, à la nature et qui est loin de ce qui est raisonnable, loin de ce qui se vérifie, qui se trouve plutôt dans le domaine des rêves et des sensations.
            Sans aller dans l’extrême comme l’a fait Nelly Arcan, Nicole Brossard parle aussi du corps de la femme à travers la vie d’Axelle. Axelle qui est la plus jeune et qui voit aussi son corps comme un outil, comme une partie de son travail.  Axelle qui travaille dans le domaine de la génétique, n’est pourtant pas asexuée.  C’est à travers elle que l’écrivaine adresse la sexualité féminine. Axelle n’a pas vraiment de retenue par rapport à la sexualité. Travaillant dans la recherche génétique, elle a un regard autre sur le corps humain.  Dès son enfance, «Axelle se promet de devenir une femme charnelle et de s’instruire longuement et méthodiquement sur le corps.[6]» Elle choisit de se construire selon ses désirs, de se construire un devenir. Axelle ne semble avoir aucun tabou, aucune limite devant son corps qu’elle regarde avec la tranquillité d’une femme qui vit son corps dans la plus grande paix, dans la plus belle complicité.  Axelle n’a pas peur de se masturber, pratique féminine majoritairement encore tue de nos jours, et n’en éprouve aucun relent de culpabilité.  Les mythes n’ont plus beaucoup d’emprise sur elle.  Ce qui lui reste, ce sont les mots.  «[L]a spécificité de l’écriture féminine, qui naît du corps, doit passer par l’expression, l’éloge, le chant du corps; ‘‘le corps interdit’’, comme le définit Cixous.[7]» Trop longtemps on a caché le corps féminin, trop longtemps, on l’a sali de toutes sortes de noms.  Axelle incarne la revendication active du corps féminin dans toutes ses possibilités.
            Encore une fois, l’écriture des femmes est leur recherche d’identité, la base de cette identité se trouve dans la langue maternelle, dans le don de la langue par la mère.  Cette question est très présente dans Hier. Dans les mots d’Axelle cela se traduit ainsi : «Vous savez ma mère n’était pas parfaite, mais elle m’a transmis un amour de la poésie qui l’exonère de tout blâme.  Tous les poèmes que je connais, je les porte en moi comme la mémoire de ma mère.[8]» La transmission de la langue maternelle, de l’amour des mots, mais des mots qui ne sont pas soumis à une expertise froide, comme le souligne Irigaray, mais des mots libres, près du cœur et de l’inconscient. Les mots du poème sont des mots de liberté, des mots qui peuvent être ceux d’une femme qui déconstruit la langue pour la faire sienne.  Dans ce roman, c’est à travers la mère qu’on a accès l’histoire, toutes sortes d’histoires : l’histoire de la mort de Descartes pour Carla, l’histoire de tous les objets que s’invente la narratrice, l’histoire des voyages de Simone Lambert qui, ceux-là viennent de la grand-mère mais qui restent transmis par généalogie féminine.  Mais il reste que Nicole Brossard inclut dans son histoire des récits d’homme, l’histoire des voyages de l'oncle Jésuite, l’histoire du tableau du Caravage raconté par Fabrice Lacoste parce qu’il n’y a pas d’exclusion dans ce monde-ci. 
            Cette transmission, on la retrouve aussi dans la volonté de Simone Lambert d’être celle qui donne à sa petite-fille. Elle voudrait donner à Axelle des récits de voyage, des récits liés avec le monde et non des récits en lien avec la grossesse et les tâches ménagères.  Elle voudrait lui faire vivre ce qu’elle-même a vécu, elle se souvient comme « chaque récit de voyage effectué par sa grand-mère suscitait en elle un nombre incalculable de petits bonheurs et de questions. […] Comme sa grand-mère, elle irait de ville en ville.[9]» Lorsqu’elles abordent le sujet de la maternité, Axelle leur dit bien que ces questions ne sont plus tout à fait de sa génération. «Bientôt on ne saura plus distinguer entre mère-ventre et mère-gène. Mère d’instinct et mère d’abandon. Petite mère aux vieux os et grosse mère de chagrin. Vous êtes d’un autre temps, vous pensez avec des mots chargés de ferveur.[10]» Axelle est le portrait de la femme qui veut neutraliser le genre.  Elle refuse même la langue maternelle, qu’elle parle quand même mais avec un accent anglais. Axelle comme la narratrice dans Putain doivent se définir maintenant à l’extérieure du corps maternel, à l’aide d’une langue qui ne leur a pas été transmise de la bonne manière, mais une langue qu’elle reconnaisse comme étant indispensable à leur recherche de soi.






[1] IRIGARAY, Luce, Je, Tu, Nous : Pour une culture de la différence, Éditions Grasset et Fasquelle, 1990. p. 42
[2] CREMONESE, Laura, Dialectique du masculin et du féminin dans l’œuvre d’Hélène Cixous, Schena Didier Erudition, p.18.
[3] IRIGARAY, Luce, Je, Tu, Nous : Pour une culture de la différence, Éditions Grasset et Fasquelle, 1990. p. 33.
[4]CREMONESE, Laura, Dialectique du masculin et du féminin dans l’œuvre d’Hélène Cixous, Schena Didier Erudition, p.32.
[5] Brossard, Nicole, Hier, Québec, Mains Libres, Éditions Québec Amérique, 2001, p.20
[6] Brossard, Nicole, Hier, Québec, Mains Libres, Éditions Québec Amérique, 2001, p.120
[7] CREMONESE, Laura, Dialectique du masculin et du féminin dans l’œuvre d’Hélène Cixous, Schena Didier Erudition, p.32.
[8] Brossard, Nicole, Hier, Québec, Mains Libres, Éditions Québec Amérique, 2001, p.264.
[9] Brossard, Nicole, Hier, Québec, Mains Libres, Éditions Québec Amérique, 2001, p.36.
[10] Ibidem. p.279.

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